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L’allomancie, de toute évidence, est de Sauvegarde. Tout esprit rationnel peut s’en rendre compte. Car dans le cas de l’allomancien, on gagne un pouvoir net. Il provient d’une source externe – le corps même de Sauvegarde.
— Elend, c’est vraiment toi ?
Elend se retourna, stupéfait. Il était en train de se mêler à la foule du bal et parlait à un groupe d’hommes qui s’étaient révélés être de lointains cousins. Mais la voix qu’il entendit derrière lui semblait bien plus familière.
— Telden ? demanda Elend. Qu’est-ce que tu fais ici ?
— J’habite ici, Elend, répondit Telden en lui serrant la main.
Elend était abasourdi. Il n’avait pas revu Telden depuis que sa maison avait fui Luthadel lors des jours de chaos qui avaient suivi la mort du Seigneur Maître. Autrefois, cet homme avait été l’un des meilleurs amis d’Elend. Sur le côté, les cousins d’Elend se retirèrent gracieusement.
— Tell, je te croyais à BasMardin, répondit Elend.
— Non, dit Telden. C’est là que ma maison s’est établie, mais je trouvais cette région trop dangereuse, avec les dégâts que provoquent les koloss. Je me suis installé à Fadrex quand lord Yomen a pris le pouvoir – il s’est vite fait la réputation d’être capable d’offrir la stabilité.
Elend sourit. Les années avaient transformé son ami. Telden était autrefois l’archétype même de l’homme à femmes avec son élégance nonchalante, ses coupes de cheveux et ses costumes coûteux destinés à attirer l’attention. Non pas que ce Telden plus âgé soit devenu négligé, mais il déployait apparemment moins d’efforts à soigner son style. Il avait toujours été costaud – grand et carré – et le poids qu’il avait gagné depuis lui donnait l’air plus… ordinaire qu’autrefois.
— Elend, déclara Telden en secouant la tête. Tu sais, pendant longtemps, j’ai refusé de croire que tu avais vraiment réussi à prendre le pouvoir à Luthadel.
— Tu étais présent à mon couronnement !
— Je croyais qu’on t’utilisait comme marionnette, El, avoua Telden en frottant son large menton. Je croyais… Enfin, je suis désolé. Sans doute que je ne croyais pas beaucoup en toi.
Elend éclata de rire.
— Tu avais raison, mon ami. Comme roi, je me suis révélé pitoyable.
Telden ne savait manifestement pas quoi répondre.
— Je me suis amélioré, reprit Elend. Il a seulement fallu que je passe d’abord par quelques catastrophes.
Les fêtards traversaient d’un pas traînant la salle de bal divisée. Bien que les observateurs feignent la distance et l’indifférence, Elend les voyait l’épier à la manière des nobles. Il jeta un coup d’œil sur le côté où Vin, dans sa splendide robe noire, était entourée d’un groupe de femmes. Elle paraissait très bien s’en sortir – elle prenait goût à la cour bien plus qu’elle n’aimait le penser ou l’admettre. Elle était gracieuse, posée, au centre de l’attention.
Elle était également sur le qui-vive – Elend le voyait à sa façon de garder le dos au mur ou aux cloisons de vitrail. Elle devait brûler du fer ou de l’acier et guetter tout mouvement soudain de métal qui pourrait trahir l’attaque d’un Lance-pièces. Elend se mit à brûler du fer lui aussi, et il s’assura de brûler du zinc en continu pour apaiser les émotions des personnes présentes dans la pièce afin d’éviter que son intrusion les effraie trop ou les mette trop en colère. Les autres allomanciens – Brise, ou même Vin – auraient eu du mal à apaiser toute une foule. Mais Elend, avec son pouvoir démesuré, y parvenait presque malgré lui.
Telden se tenait toujours tout près, l’air troublé. Elend voulut reprendre la parole pour relancer leur conversation, mais il eut le plus grand mal à trouver quoi que ce soit qui ne paraisse pas maladroit. Il y avait presque quatre ans que Telden avait quitté Luthadel. Auparavant, il avait été l’un des amis avec lesquels Elend discutait de théorie politique, planifiant avec un idéalisme juvénile le jour où ils dirigeraient leur maison. Mais le temps de leur jeunesse – et de leurs théories idéalistes – avait disparu.
— Donc…, déclara Telden. C’est là qu’on en termine, c’est ça ?
Elend hocha la tête.
— Tu ne comptes pas… vraiment attaquer la ville, dis-moi ? demanda Telden. Tu es seulement venu intimider Yomen ?
— Non, répondit doucement Elend. Je vais conquérir cette ville s’il le faut, Telden.
Telden rougit.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Elend ? Où est l’homme qui parlait de droits et d’égalité ?
— Le monde m’a rattrapé, Telden, répondit Elend. Je ne peux plus être l’homme que j’étais.
— Alors tu deviens le Seigneur Maître à la place ?
Elend hésita. C’était curieux de voir quelqu’un d’autre l’affronter à l’aide de ses propres questions et arguments. Une partie de lui éprouvait une bouffée de peur – si Telden lui posait ces questions-là, alors Elend avait eu raison de s’en inquiéter. Peut-être étaient-elles vraies.
Cependant, une impulsion plus forte se déployait en lui. Une impulsion nourrie par Tindwyl, puis affinée par une année de lutte pour ramener l’ordre dans les vestiges brisés de l’Empire Ultime.
Une impulsion lui dictant de se fier à lui-même.
— Non, Telden, répondit Elend d’une voix ferme. Je ne suis pas le Seigneur Maître. C’est un conseil parlementaire qui dirige Luthadel, et il y en a d’autres semblables dans toutes les villes que j’ai intégrées à mon empire. C’est la première fois que je dirige mes armées vers une ville par nécessité de conquérir plutôt que de protéger – et c’est uniquement parce que Yomen lui-même a pris cette cité à l’un de mes alliés.
Telden ricana.
— Tu t’es nommé empereur.
— Parce que le peuple en a besoin, Telden, répondit Elend. Ils ne veulent pas revenir à l’époque du Seigneur Maître – mais ils préféreraient le faire plutôt que de vivre dans le chaos. Le succès que remporte Yomen ici le prouve. Le peuple veut savoir que quelqu’un veille sur lui. Ils ont eu un empereur-dieu pendant mille ans – ce n’est pas le moment de les laisser sans dirigeant.
— Tu es en train de me dire que tu n’es qu’une figure de proue ? demanda Telden en croisant les bras.
— Pas vraiment, répondit Elend. Mais en fin de compte, j’espère le devenir. Tu sais comme moi que je suis un érudit, pas un roi.
Telden fronça les sourcils. Il ne le croyait pas. Et pourtant, Elend découvrit que ça ne le dérangeait pas. D’une certaine manière, le fait de prononcer ces mots, de se heurter au scepticisme, le poussait à reconnaître la validité de sa propre confiance. Telden ne comprenait pas – il n’avait pas vécu ce qu’Elend avait traversé. Le jeune Elend lui-même n’aurait pas approuvé ce qu’il était en train de faire. Une partie de ce jeune homme-là s’exprimait toujours dans l’esprit d’Elend – et il ne la ferait jamais taire. Cependant, il était temps de l’empêcher de le miner.
Elend posa la main sur l’épaule de son ami.
— Ne t’en fais pas, Tell. Il m’a fallu des années pour te convaincre que le Seigneur Maître était un empereur épouvantable. J’imagine qu’il faudra le même temps pour te convaincre que j’en serai un bon.
Telden répondit par un petit sourire.
— Tu vas me dire que j’ai changé ? demanda Elend. Il semble que ce soit très à la mode en ce moment.
Telden éclata de rire.
— Je me disais que c’était tellement évident que ça ne valait pas la peine de le souligner.
— Alors qu’est-ce qu’il y a ? demanda Elend.
— Eh bien…, répondit Telden. En fait, j’allais te réprimander pour ne pas m’avoir invité à ton mariage ! Je suis blessé, El. Sincèrement. J’ai passé la plus grande partie de ma jeunesse à te conseiller sur les relations, et quand tu trouves enfin une fille, tu ne me préviens même pas que tu te maries !
Elend éclata de rire et se retourna pour suivre le regard de Telden en direction de Vin. Confiante et puissante, et pourtant délicate et gracieuse. Elend sourit avec fierté. Même lors des jours glorieux des bals de Luthadel, il ne se rappelait pas avoir vu une femme forcer à ce point l’attention. Et contrairement à Elend, elle était arrivée à ce bal sans y connaître qui que ce soit.
— Je me sens un peu comme un parent fier de son enfant, déclara Telden en posant la main sur son épaule. À une époque, El, je te prenais pour un cas désespéré ! Je croyais qu’un jour, tu entrerais dans une bibliothèque et que tu y disparaîtrais totalement. On te retrouverait vingt ans plus tard couvert de poussière, en train de parcourir un texte de philosophie pour la sept centième fois. Mais te voilà aujourd’hui, marié – et à une femme comme celle-ci !
— Parfois, je ne comprends pas non plus, répondit Elend. Je n’arrive jamais à trouver de raison expliquant qu’elle veuille être avec moi. Il faut simplement… que je me fie à son jugement.
— Quoi qu’il en soit, tu t’en es bien sorti.
Elend haussa un sourcil.
— Je crois me rappeler qu’un jour c’est toi qui as essayé de me dissuader de passer du temps avec elle.
Telden rougit.
— Tu dois bien reconnaître qu’elle se comportait très bizarrement lorsqu’elle venait à ces fêtes.
— Oui, répondit Elend. Elle ressemblait trop à une véritable personne pour être une aristocrate. (Il se retourna vers Telden, souriant.) Cela dit, si tu veux bien m’excuser, j’ai à faire.
— Bien sûr, El, répondit Telden en s’inclinant légèrement tandis qu’Elend se retirait.
La manœuvre semblait curieuse de la part de Telden. Ils ne se connaissaient plus vraiment. Cependant, ils avaient des souvenirs d’amitié.
Je ne lui ai pas dit que j’avais tué Jastes, songea Elend tandis qu’il traversait la pièce et que les gens s’écartaient devant lui. Je me demande s’il le sait.
L’ouïe affinée d’Elend perçut une montée générale de l’excitation dans les conversations à mi-voix lorsque les gens comprirent ce qu’il faisait. Il avait laissé à Yomen le temps de digérer sa surprise ; le moment était venu de l’affronter. Bien qu’Elend soit venu à ce bal en partie pour intimider l’aristocratie locale, la raison principale restait de parler à leur roi.
Yomen regarda Elend approcher de la haute table – l’obligateur ne paraissait pas effrayé par la perspective de cette rencontre, ce qui était tout à son honneur. Son repas demeurait toutefois intact. Elend n’attendit pas qu’il l’autorise à rejoindre sa table, mais s’arrêta pour patienter tandis que Yomen faisait signe à des serviteurs de libérer de l’espace et d’installer Elend juste en face de lui de l’autre côté de la table.
Elend s’assit, comptant sur Vin – en plus de l’acier et de l’étain qu’il brûlait – pour l’avertir si on l’attaquait par-derrière. Il était seul de ce côté-ci de la table, et les compagnons de dîner de Yomen se retirèrent tous tandis qu’Elend s’installait, laissant seuls les deux dirigeants. Dans une autre situation, le spectacle aurait pu sembler ridicule : deux hommes assis face à face tandis que les ailes vides de la table s’étendaient loin des deux côtés. La nappe blanche et la vaisselle de cristal étaient immaculées, comme elles l’auraient été du temps du Seigneur Maître.
Elend avait vendu tous les raffinements de ce genre qu’il avait possédé lorsqu’il luttait pour nourrir son peuple lors des derniers hivers.
Yomen noua les doigts devant lui sur la table – tandis que des serviteurs silencieux emportaient son repas – puis étudia Elend de ses yeux prudents cernés de tatouages complexes. Yomen n’avait pas de couronne, mais il portait en revanche une unique bille de métal attachée de manière à se trouver au milieu de son front.
De l’atium.
— Il y a un dicton au Ministère d’Acier, déclara enfin Yomen. Qui dîne avec le mal l’ingère ainsi que son dîner.
— Dans ce cas, répondit Elend avec un petit sourire, c’est une bonne chose que nous ne soyons pas en train de manger.
Yomen ne lui rendit pas son sourire.
— Yomen, déclara Elend redevenu plus sérieux, je viens vers vous aujourd’hui non pas comme un empereur en quête de nouvelles terres à conquérir, mais comme un roi désespéré en quête d’alliés. Le monde est devenu un endroit dangereux – la terre elle-même semble lutter contre nous, ou du moins se déliter sous nos pas. Acceptez la main que je vous tends en toute amitié, et finissons-en avec les guerres.
Yomen ne répondit pas. Il resta simplement assis, doigts noués, à l’étudier.
— Vous doutez de ma sincérité, reprit Elend. Je ne peux pas vous le reprocher, dans la mesure où j’ai conduit mon armée à vos portes. Me sera-t-il possible de vous convaincre ? Accepteriez-vous de négocier ou de parlementer ?
Là encore, pas de réponse. Cette fois, Elend se contenta d’attendre. Le silence régnait dans la pièce autour d’eux.
Enfin, Yomen reprit la parole.
— Vous êtes un homme affreusement vulgaire, Elend Venture.
Elend se hérissa en entendant ces mots. Peut-être était-ce le cadre du bal, ou la désinvolture avec laquelle Yomen venait d’ignorer son offre. Cependant, Elend se retrouva en train de réagir à ce commentaire comme il aurait pu le faire des années auparavant, lorsqu’il n’était pas un roi en guerre.
— J’ai toujours eu cette mauvaise habitude, répondit Elend. Je crains que les années de règne – et d’apprentissage des convenances – n’aient pas changé une chose : je suis un homme affreusement grossier. La faute à ma mauvaise éducation, j’imagine.
— Tout ça n’est qu’un jeu pour vous, répondit l’obligateur, le regard dur. Vous venez massacrer mon peuple, puis vous dansez à mon bal dans l’espoir d’effrayer l’aristocratie jusqu’à l’hystérie.
— Non, répondit Elend. Non, Yomen, ce n’est pas un jeu. La fin du monde paraît toute proche, et je fais simplement de mon mieux pour aider un maximum de gens à survivre.
— Et faire de votre mieux implique de conquérir ma ville ?
Elend secoua la tête.
— Je suis mauvais menteur, Yomen. Je vais donc me montrer franc avec vous. Je ne veux tuer personne – comme je vous l’ai dit, je préférerais que nous fassions la paix et en restions là. Donnez-moi les informations que je cherche, unissez vos ressources aux miennes, et je ne vous obligerai pas à renoncer à votre ville. Refusez, et les choses deviendront bien plus difficiles.
Yomen garda un moment le silence tandis que l’on jouait toujours de la musique en arrière-plan, dont la vibration couvrait le bourdonnement d’une centaine de conversations polies.
— Savez-vous pourquoi je n’apprécie guère les hommes comme vous, Venture ? demanda enfin Yomen.
— À cause de mon charme et de mon esprit insoutenables ? répliqua Elend. Je doute que ce soit à cause de mon beau visage – même si j’imagine que le mien peut paraître enviable comparé à celui d’un obligateur.
L’expression de Yomen s’assombrit.
— Comment un homme comme vous a-t-il pu se retrouver à une table de négociations ?
— J’ai été formé par un Fils-des-brumes revêche, une Terrisienne sarcastique et un groupe de voleurs peu respectueux, répondit Elend en soupirant. Sans compter que j’étais déjà assez insupportable au départ. Mais je vous en prie, ayez la gentillesse de poursuivre vos insultes – je ne voulais pas vous interrompre.
— Je ne vous aime pas, poursuivit Yomen, parce que vous avez l’effronterie de croire que vous méritez de prendre cette ville.
— En effet, répondit Elend. Elle appartenait à Cett ; la moitié des soldats que j’ai amenés ici le servaient autrefois, et c’est ici leur patrie. Nous sommes venus libérer, non pas conquérir.
— Ces gens vous donnent-ils l’impression d’avoir besoin qu’on les libère ? demanda Yomen en désignant les couples de danseurs.
— Eh bien oui, pour tout vous dire, répondit Elend. Yomen, c’est vous le parvenu ici, pas moi. Vous n’avez aucun droit sur cette ville et vous le savez.
— J’ai celui que m’a donné le Seigneur Maître.
— Nous n’acceptons pas le droit du Seigneur Maître à régner, déclara Elend. C’est pourquoi nous l’avons tué. Nous favorisons plutôt le droit du peuple à diriger.
— Ah oui ? demanda Yomen, les mains toujours jointes devant lui. Car si j’ai bonne mémoire, le peuple de votre ville a désigné Ferson Penrod pour être son roi.
Bien vu, dut reconnaître Elend.
Yomen se pencha.
— C’est la raison pour laquelle je ne vous aime pas, Venture. Vous êtes un hypocrite de la pire espèce. Vous feignez de laisser le peuple diriger – mais lorsqu’ils vous ont chassé pour en nommer un autre, vous avez demandé à votre Fille-des-brumes de reprendre la ville pour vous. Vous régnez par la force, non par le consentement de tous, alors ne me parlez pas de droits.
— Il y avait des… circonstances particulières à Luthadel, Yomen. Penrod collaborait avec nos ennemis, et il avait acheté le trône en manipulant l’assemblée.
— Voilà qui témoigne d’une faille dans le système, répondit Yomen. Un système que vous avez imposé – pour remplacer le système d’ordre qui existait auparavant. Un peuple dépend de la stabilité de son gouvernement ; il lui faut quelque chose sur lequel s’appuyer. Un dirigeant auquel il peut se fier, doté d’une véritable autorité. Seul un homme désigné par le Seigneur Maître peut revendiquer cette autorité.
Elend étudia l’obligateur. Le plus frustrant était qu’il lui donnait pratiquement raison. Yomen déclarait des choses qu’Elend lui-même avait formulées, bien qu’elles soient légèrement déformées par sa perspective d’obligateur.
— Seul un homme désigné par le Seigneur Maître peut revendiquer cette autorité…, répéta Elend, songeur. J’ai déjà entendu cette phrase. Ça vient de Durton, n’est-ce pas ? La Vocation de confiance ?
Yomen hésita.
— Oui.
— Sur la question du droit divin, je préfère Gallingskaw.
Yomen répondit par un geste brusque.
— Gallingskaw était un hérétique.
— Est-ce suffisant pour invalider ses théories ? demanda Elend.
— Non, répondit Yomen. Mais ça montre qu’il lui manquait la capacité de raisonner sur des bases solides – autrement, il ne se serait pas fait exécuter. Voilà ce qui affecte la validité de ses théories. Par ailleurs, il n’y a pas de mandat divin chez les gens du peuple, comme il le proposait.
— Le Seigneur Maître était un homme du peuple avant de prendre le trône, observa Elend.
— Oui, répondit Yomen, mais le Seigneur Maître a touché la divinité au Puits de l’Ascension. Ce qui a imprimé en lui le Fragment d’Infini, et lui a donné le Droit d’Inférence.
— Vin, mon épouse, a touché cette même divinité.
— Je n’accepte pas ce récit, répondit Yomen. Comme le disent les écrits, le Fragment d’Infini était unique, imprévu, incréé.
— Ne mêlez pas Urdree à tout ça, déclara Elend en levant un doigt. Vous savez aussi bien que moi qu’il était davantage un poète qu’un vrai philosophe – il ignorait les conventions et ne citait jamais ses sources. Accordez-moi au moins le bénéfice du doute en citant Hardren. Il vous fournirait de bien meilleures bases.
Yomen ouvrit la bouche puis se ravisa, songeur.
— Tout ça ne mène à rien, déclara-t-il. Débattre de philosophie ne changera rien au fait que vous avez une armée en train de camper devant ma ville, ni au fait que je vous considère comme un hypocrite, Elend Venture.
Elend soupira. L’espace d’un instant, il avait cru qu’ils pourraient peut-être se respecter mutuellement en tant qu’érudits. Il y avait toutefois un problème. Elend lisait une haine pure dans les yeux de Yomen. Par ailleurs, il soupçonnait une raison plus profonde que son hypocrisie supposée. Après tout, Elend avait épousé la femme qui avait tué le dieu de Yomen.
— Yomen, dit-il en se penchant, je suis bien conscient de nos différences. Une chose semble toutefois évidente : nous nous soucions tous deux du peuple de cet empire. Nous avons pris le temps d’étudier la théorie politique, et nous nous concentrons apparemment tous deux sur les textes qui désignaient le bien du peuple comme l’objectif principal d’un règne. Nous devrions être capables de nous entendre.
» Je veux vous proposer un marché. Acceptez d’être roi sous mon autorité – vous pourriez garder le pouvoir, avec très peu de changements dans votre gouvernement. J’aurai besoin d’un accès à la ville et à ses ressources, et il nous faudra parler de mettre en place un conseil parlementaire.
Yomen ne se moqua pas de son offre, mais Elend voyait bien qu’il n’y accordait guère de poids. Sans doute avait-il deviné par avance ce que dirait Elend.
— Vous vous trompez sur un point, Elend Venture, déclara Yomen.
— Lequel ?
— Le fait qu’on puisse m’intimider, me soudoyer ou m’influencer.
— Vous n’êtes pas idiot, Yomen, déclara Elend. Parfois, le combat n’en vaut pas la peine. Nous savons tous deux que vous ne pouvez pas me battre.
— C’est discutable, répondit Yomen. Toutefois, je réagis mal à la menace. Si vous n’aviez pas une armée en train de camper devant ma porte, peut-être pourrais-je envisager une alliance.
— Vous savez comme moi que sans une armée à vos portes, vous ne m’auriez même pas écouté, déclara Elend. Vous avez refusé tous les messagers que je vous ai envoyés, avant même que j’arrive ici.
Yomen se contenta de secouer la tête.
— Vous me paraissez plus raisonnable que je ne l’aurais cru, Elend Venture, mais ça ne change rien aux faits. Vous possédez déjà un vaste empire. En venant ici, vous trahissez votre arrogance. Pourquoi avez-vous besoin de mon dominat ? Ce que vous avez déjà ne vous suffit-il pas ?
— En premier lieu, répondit Elend en levant un doigt, j’ai le sentiment qu’il n’est pas nécessaire de vous rappeler que vous avez volé ce royaume à l’un de mes alliés. Il fallait que je vienne ici un jour ou l’autre, ne serait-ce que pour tenir les promesses que j’ai faites à Cett. Cependant, il y a quelque chose de bien plus grand en jeu ici. (Elend hésita, puis décida de courir le risque.) Je dois savoir ce que contient votre grotte d’entreposage.
Elend fut récompensé par une expression légèrement surprise de la part de Yomen, ce qui lui fournit une confirmation bien suffisante. Yomen connaissait l’existence de la grotte. Vin avait raison. Et compte tenu de l’atium qu’il portait sur le front à la vue de tous, peut-être avait-elle également raison sur le contenu de la grotte.
— Écoutez, Yomen, déclara Elend d’une voix très rapide. Je me moque bien de cet atium – il n’a quasiment plus aucune valeur. Je dois savoir quelles instructions le Seigneur Maître a laissées dans cette grotte. Quelles informations contient-elle pour nous ? Quelles fournitures a-t-il jugé nécessaires à notre survie ?
— J’ignore de quoi vous parlez, répondit Yomen d’une voix neutre.
Il mentait fort mal.
— Vous m’avez demandé pourquoi je suis venu, répondit Elend. Yomen, il ne s’agit pas de conquérir cette terre ou de vous la prendre. Je suis bien conscient que vous aurez du mal à y croire, mais c’est la vérité. L’Empire Ultime est mourant. Vous avez bien dû vous en rendre compte. L’humanité doit s’unir, associer ses ressources – et vous possédez les indices vitaux dont nous avons besoin. Ne m’obligez pas à défoncer vos portes pour les atteindre. Travaillez avec moi.
Yomen secoua la tête.
— Vous vous trompez une fois de plus, Venture. Voyez-vous, je me moque bien que vous m’attaquiez. (Il croisa le regard d’Elend.) Il vaudrait mieux pour mon peuple qu’il se batte et meure plutôt que d’être dirigé par l’homme qui a renversé notre dieu et détruit notre religion.
Elend soutint ce regard et y lut de la détermination.
— C’est ainsi que doivent se passer les choses ? demanda Elend.
— En effet, répondit Yomen. Dans ce cas, je peux m’attendre à une attaque demain matin ?
— Bien sûr que non, répondit Elend en se levant. Vos soldats ne meurent pas encore de faim. Je reviendrai vers vous dans quelques mois.
Peut-être serez-vous alors plus disposé à négocier.
Elend se détourna pour s’en aller, puis hésita.
— Jolie fête, au passage, dit-il en jetant un coup d’œil à Yomen. Indépendamment de mes croyances, je pense bel et bien que votre dieu serait satisfait de ce que vous avez accompli ici. Je crois que vous devriez remettre vos préjugés en question. Le Seigneur Maître ne nous apprécie sans doute guère, Vin et moi, mais je dirais qu’il préférerait que votre peuple vive plutôt qu’il se laisse tuer.
Elend hocha la tête en signe de respect puis quitta la haute table, plus frustré qu’il ne voulait bien le montrer. Il avait le sentiment que Yomen et lui avaient été très proches, mais qu’en même temps une alliance ne semblait guère possible. Pas tant que l’obligateur haïssait Elend et Vin à ce point.
Il s’obligea à se détendre tout en marchant. Pour l’heure, il ne pouvait pas faire grand-chose pour remédier à cette situation – il faudrait ce siège pour obliger Yomen à reconsidérer sa position. Je me trouve à un bal, se dit Elend tout en errant sans but. Je devrais en profiter tant que je peux, me montrer aux aristocrates locaux, les intimider et leur donner l’idée de nous aider plutôt que Yomen…
Une idée le traversa. Il jeta un coup d’œil à Vin, puis fit signe à un serviteur d’approcher.
— Milord ? demanda l’homme.
— J’ai besoin que vous alliez me chercher quelque chose, lui dit Elend.
Vin se trouvait au centre de l’attention. Les femmes la flattaient, étaient suspendues à ses lèvres et prenaient modèle sur elle. Elles voulaient écouter les nouvelles de Luthadel, entendre parler de la mode, de la politique et des événements de la grande ville. Elles ne la rejetaient pas et ne semblaient même pas lui en vouloir.
Leur acceptation immédiate était la chose la plus étrange que Vin ait jamais vécue. Elle se tenait au milieu de ces femmes avec leurs robes et leurs parures et se distinguait parmi elles. Elle savait que c’était uniquement à cause de son pouvoir – mais les femmes de cette ville semblaient tellement avides d’avoir quelqu’un à admirer. Une impératrice.
Vin se surprit à y prendre plaisir. Une partie d’elle avait soif de cette acceptation depuis le premier bal auquel elle avait assisté. Elle avait passé cette année-là à se faire maltraiter par la plupart des femmes de la cour – certaines la laissaient rejoindre leur compagnie, mais elle avait toujours été une aristocrate insignifiante de la campagne, sans relations et sans importance. Cette acceptation était superficielle mais, parfois, même les choses superficielles paraissaient importantes. Par ailleurs, il y avait autre chose. Alors qu’elle souriait en direction d’une nouvelle venue – une jeune nièce que l’une des femmes voulait présenter à Vin –, elle comprit de quoi il s’agissait.
Ça fait partie de moi, se dit-elle. Je ne voulais pas que ce soit le cas – peut-être parce que je ne croyais pas l’avoir mérité. Je trouvais cette vie trop différente, trop associée à des notions de beauté et de confiance. Mais je suis une aristocrate. Je suis à ma place ici.
Je suis née dans les rues par un de mes parents, mais je suis née dans ce monde-ci par l’autre.
Elle avait passé la première année du règne d’Elend à déployer de gros efforts pour le protéger. Elle s’était obligée à se concentrer uniquement sur sa personnalité des rues, celle qu’on avait formée pour être sans pitié, car c’était, pensait-elle, ce qui lui donnerait le pouvoir de défendre ce qu’elle aimait. Mais Kelsier lui avait montré une autre façon d’être puissante. Et ce pouvoir-ci était lié à l’aristocratie – avec ses intrigues, sa splendeur et ses machinations. Vin avait presque immédiatement aimé la vie de la cour, ce qui l’avait effrayée.
C’est pour ça, se dit-elle en souriant à une autre jeune fille en train de s’incliner. C’est pour ça que j’ai toujours eu le sentiment que c’était mal. Comme je n’ai pas dû travailler pour l’obtenir, je n’arrivais pas à croire que je l’aie mérité.
Elle avait passé seize ans dans les rues – elle avait gagné cette partie-là d’elle-même. Mais il ne lui avait fallu qu’un mois pour s’habituer à la vie de la noblesse. Il lui avait semblé impossible que quelque chose qui lui vienne avec une telle aisance puisse être une partie d’elle-même aussi importante que les années passées dans les rues.
Et pourtant si.
Il fallait que je l’affronte en face, se dit-elle. Tindwyl a essayé de m’y obliger il y a deux ans, mais je n’étais pas prête.
Elle devait se prouver non seulement qu’elle était capable d’évoluer parmi les nobles, mais que sa place était parmi eux. Car elle prouverait ainsi quelque chose de bien plus important : que l’amour qu’elle avait inspiré à Elend lors de ces premiers mois ne reposait pas sur un mensonge.
C’est… vrai, se dit Vin. Je peux être les deux. Pourquoi m’a-t-il fallu aussi longtemps pour m’en rendre compte ?
— Veuillez m’excuser, mesdames, déclara une voix.
Vin sourit et se retourna tandis que les femmes s’écartaient pour laisser passer Elend. Plusieurs des plus jeunes affichaient des expressions rêveuses tandis qu’elles observaient Elend avec son corps de guerrier, sa courte barbe et son uniforme impérial blanc. Vin réprima un soupir agacé. Elle l’avait aimé bien avant qu’il devienne séduisant, elle.
— Mesdames, dit Elend aux femmes, comme lady Vin sera la première à vous le dire, j’ai de très mauvaises manières. Ce qui, en soi, ne serait qu’un infime péché. Malheureusement, je suis aussi parfaitement indifférent à mon propre mépris des convenances. Par conséquent, je vais vous enlever mon épouse et monopoliser très égoïstement son temps. Je vous présenterais bien des excuses, mais nous ne faisons pas ces choses-là, nous autres les barbares.
Sur ce, et avec un sourire, il lui tendit le coude. Vin lui rendit son sourire, lui prit le bras et le laissa l’éloigner du groupe de femmes.
— J’ai pensé que tu aimerais avoir un peu d’espace pour respirer, déclara Elend. J’imagine ce que tu dois ressentir entourée de toute une armée de greluches.
— Merci de m’avoir secourue, répondit Vin, bien que ce ne soit pas la vérité.
Comment Elend pouvait-il savoir qu’elle venait soudain de découvrir qu’elle se sentait à sa place au milieu desdites greluches ? Par ailleurs, ce n’était pas parce qu’elles portaient volants et maquillage qu’elles étaient dangereuses – elle l’avait appris lors de ses premiers mois aux bals. L’idée la dérangeait à tel point qu’elle ne remarqua pas où la conduisait Elend jusqu’à ce qu’ils soient presque arrivés.
Quand elle comprit, elle s’arrêta aussitôt et tira sur le bras d’Elend.
— La piste de danse ? demanda-t-elle.
— En effet, répondit-il.
— Mais je n’ai pas dansé depuis près de quatre ans !
— Moi non plus, répondit Elend en s’approchant. Mais ce serait franchement dommage de rater cette occasion. Après tout, nous n’avons jamais eu l’occasion de danser.
C’était exact. Luthadel s’était soulevée avant qu’ils aient l’occasion de danser ensemble, après quoi il n’y avait guère eu de temps pour les bals et la frivolité. Elle savait qu’Elend comprenait à quel point elle regrettait de ne pas avoir eu cette occasion. Il l’avait invitée à danser le soir de leur rencontre, et elle avait refusé. Elle avait toujours le sentiment d’avoir renoncé à une occasion unique ce soir-là.
Elle le laissa donc la conduire sur la piste légèrement surélevée. Des couples murmurèrent et, lorsque la danse prit fin, tous les autres s’empressèrent de quitter la piste, laissant Elend et Vin seuls – une silhouette aux lignes blanches, une autre aux courbes noires. Elend lui passa un bras autour de la taille, la retourna vers lui, et Vin s’aperçut qu’elle était d’une nervosité traîtresse.
Ça y est, se dit-elle en attisant son potin pour s’empêcher de trembler. C’est enfin en train d’arriver. J’ai enfin l’occasion de danser avec lui !
Ce fut alors – tandis que la musique commençait – qu’Elend plongea la main dans sa poche et en tira un livre. Il le brandit d’une main, gardant l’autre sur sa hanche, et se mit à lire.
La mâchoire de Vin s’affaissa, puis elle lui gifla le bras.
— Qu’est-ce qui te prend ? demanda-t-elle d’une voix insistante tandis qu’il enchaînait les pas de danse sans lâcher son livre. Elend ! J’essaie de passer un moment privilégié !
Il se retourna vers elle et lui adressa un sourire terriblement espiègle.
— Eh bien, j’essaie de rendre ce moment privilégié aussi authentique que possible. Après tout, c’est avec moi que tu danses.
— Pour la première fois !
— D’où l’importance de m’assurer de faire bonne impression, mademoiselle Valette !
— Oh, nom d’un… Tu veux bien ranger ce livre ?
Le sourire d’Elend s’élargit, mais il glissa le livre dans sa poche, lui prit la main et se mit à danser correctement avec elle. Vin rougit en voyant la foule perplexe qui entourait la piste de danse. De toute évidence, personne ne savait comment interpréter le comportement d’Elend.
— C’est vrai que tu es un barbare, lui dit-elle.
— Un barbare parce que je lis des livres ? demanda-t-il d’un ton badin. Voilà qui va bien amuser Ham.
— Franchement, répondit Vin, où est-ce que tu as trouvé un livre ici, déjà ?
— J’ai demandé à un des serviteurs de Yomen de me l’apporter, répondit Elend. De la bibliothèque du bastion. Je savais qu’ils l’avaient – Les Épreuves du monument est un ouvrage assez célèbre.
Vin fronça les sourcils.
— Ce titre me dit quelque chose.
— C’est celui que je lisais ce soir-là sur le balcon des Venture, répondit Elend. Le soir de notre rencontre.
— Eh bien, Elend ! C’est presque romantique – d’une manière assez tordue pour donner à ta femme des envies de te tuer.
— Je savais que ça te plairait, dit-il en se tournant légèrement.
— Tu es dans une forme exceptionnelle ce soir. Je ne t’ai pas vu comme ça depuis longtemps.
— Je sais, répondit-il en souriant. Pour être franc, Vin, je me sens coupable. Je crains d’avoir été un peu trop informel lors de mon entretien avec Yomen. Il est tellement guindé que mes vieux réflexes ont repris le dessus – ceux qui me poussaient à me moquer des gens comme lui.
Vin le laissa mener la danse et leva les yeux vers lui.
— Tu es toi-même, c’est tout. C’est une bonne chose.
— Mon ancienne personnalité ne faisait pas un très bon roi, répondit Elend.
— Les choses que tu as apprises pour devenir un bon roi ne te ressemblaient pas, Elend, dit Vin. Elles étaient liées à d’autres qualités – la confiance et l’esprit de décision. Tu peux rester toi-même tout en possédant ces qualités-là.
Elend secoua la tête.
— Je ne suis pas sûr d’en être capable. En tout cas, ce soir, j’aurais dû me montrer plus formel. J’ai laissé le décor me rendre négligent.
— Non, répondit Vin d’une voix ferme. Non, j’ai raison sur ce point, Elend. Tu as fait exactement la même chose que moi. Tu étais tellement déterminé à être un bon roi que tu as laissé le devoir écraser ta vraie personnalité. Nos responsabilités ne devraient pas nous détruire.
— Elles ne t’ont pas détruite, répondit-il en souriant derrière sa courte barbe.
— Elles ont bien failli, déclara Vin. Elend, il fallait que je me rende compte que je pouvais être deux personnes à la fois – la Fille-des-brumes des rues et la femme de la cour. Je devais accepter que la nouvelle personne que je suis en train de devenir soit une extension valide de ce que je suis. Mais pour toi, c’est le contraire ! Tu devais te rendre compte que ce que tu es représente toujours une partie valide de toi. Cette personne-là fait des commentaires idiots et agit dans le seul but de provoquer une réaction. Mais c’est aussi quelqu’un de sympathique et généreux. Tu ne peux pas perdre ces choses-là simplement parce que tu es empereur.
Il afficha cette expression songeuse qui signifiait qu’il allait protester. Mais il hésita ensuite.
— En venant ici, expliqua-t-il en regardant les splendides vitraux et en étudiant les aristocrates, je me suis rappelé ce que j’ai passé la majeure partie de ma vie à faire. Avant que je doive être roi. Même alors, j’essayais de faire les choses à ma façon – je m’absentais pour lire pendant les bals. Seulement je ne le faisais pas dans la bibliothèque, mais dans la salle de bal. Je ne cherchais pas à me cacher, mais à exprimer mon mécontentement vis-à-vis de mon père, par le biais de la lecture.
— Tu étais quelqu’un de bien, Elend, répondit Vin. Pas un idiot, comme tu as l’air de le penser maintenant. Tu étais un peu à la dérive, mais un bon dirigeant malgré tout. Tu as pris le contrôle de Luthadel et empêché les skaa de commettre un massacre lors de leur rébellion.
— Mais ensuite, ce fiasco avec Penrod…
— Tu avais des choses à apprendre, répondit Vin. Comme moi. Mais je t’en supplie, Elend, ne deviens pas quelqu’un d’autre. Tu peux être à la fois Elend l’empereur et Elend l’individu.
Il afficha un large sourire, puis l’attira vers lui et interrompit leur danse.
— Merci, lui dit-il avant de l’embrasser.
Elle voyait bien qu’il n’avait pas encore pris sa décision – il pensait toujours qu’il lui fallait être un guerrier implacable plutôt qu’un érudit affable. Malgré tout, il réfléchissait. C’était suffisant pour l’instant.
Vin leva les yeux pour croiser les siens, et ils se remirent à danser. Aucun ne parla, ils se laissèrent simplement emporter par la magie de l’instant. C’était pour Vin une expérience surréaliste. Leur armée se trouvait à l’extérieur, la cendre tombait continûment et les brumes tuaient des gens. Et pourtant, Vin savait que c’était un spectacle rare et merveilleux. La plupart des Fils-des-brumes aristocrates ne pouvaient se permettre de paraître trop gracieux, sous peine de dévoiler leurs pouvoirs secrets.
Elend et Vin n’avaient pas de telles inhibitions. Ils dansaient comme pour rattraper les quatre années perdues, comme pour jeter leur joie à la face d’un monde apocalyptique et d’une cité hostile. La danse toucha à sa fin. Elend attira Vin contre lui, et l’étain qu’elle brûlait lui permit d’entendre tout près les battements de son cœur. Il battait bien plus vite qu’une simple danse ne pouvait l’expliquer.
— Je suis content qu’on ait fait ça, dit-il.
— Il y aura bientôt un autre bal, répondit-elle. Dans quelques semaines.
— Je sais, répondit-il. J’ai cru comprendre qu’il se tiendrait au Canton des Ressources.
Vin hocha la tête.
— Donné par Yomen en personne.
— Et si la cachette se trouve quelque part dans cette ville, c’est très probablement en dessous de ce bâtiment-là.
— Nous aurions un prétexte – et un précédent – pour y entrer.
— Yomen a de l’atium, ajouta Elend. Il en porte une bille sur le front. Cela dit, ce n’est pas parce qu’il en possède une bille qu’il en a en grande quantité.
Vin hocha la tête.
— Je me demande s’il a trouvé la grotte d’entreposage.
— Il l’a trouvée, répondit Elend, j’en suis sûr. J’ai réussi à le faire réagir quand j’en ai parlé.
— Ça ne devrait quand même pas nous arrêter, répondit Vin en souriant. On se rend à son bal, on se faufile dans la grotte, on découvre ce que le Seigneur Maître y a laissé, puis on décide que faire au sujet du siège – et de la ville – à partir de là ?
— Ça me paraît un bon plan, répondit Elend. À supposer que je n’arrive pas à lui faire entendre raison. J’étais si près, Vin. Je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’il y a peut-être une chance de le rallier à notre cause.
Elle acquiesça.
— Très bien, dans ce cas, déclara-t-il. Prête à faire une sortie remarquée ?
Vin sourit, puis hocha la tête. Lorsque la musique prit fin, Elend pivota et la lança sur le côté, puis elle s’éleva d’une Poussée dans les airs en prenant appui sur le rebord métallique de la piste de danse. Elle s’éleva au-dessus de la foule et se dirigea vers la sortie dans un claquement de robe.
Derrière elle, Elend s’adressa à la foule.
— Merci beaucoup de nous avoir permis de nous joindre à vous. Mon armée laissera passer toute personne qui souhaitera fuir la ville.
Vin atterrit et vit la foule se retourner tandis qu’Elend bondissait au-dessus de leurs têtes, et parvenait heureusement à se diriger à travers la pièce au plafond plutôt bas sans se cogner aux fenêtres ou aux murs. Il la rejoignit aux portes, ils s’enfuirent à travers l’antichambre et s’enfoncèrent dans la nuit.